distinguos

Une métaphysique de la transformation politique du monde

Une recension, ne serait-ce que furtive, du dernier ouvrage d’Inga Römer, Kant et la métaphysique pour l’homme, s’impose parce qu’il ne constitue pas seulement une reconstruction à la fois minutieuse et audacieuse de plusieurs aspects croisés de la pensée kantienne, mais débouche également sur une invitation à penser autrement la sphère du politique. Face aux thèses, en vogue depuis une centaine d’années, du dépassement voire de l’absurdité de la métaphysique, ainsi qu’à l’actuel débat en phénoménologie autour de sa possible renaissance, l’autrice multiplie les distinguos pour patiemment développer au fil des pages un point de vue pondéré et hautement original. Elle ne vise pas moins que la transformation de la métaphysique en tenant compte de la critique éthico-politique de celle-ci formulée par Adorno et en trouvant son inspiration dans l’œuvre tardive et inachevée de Kant.

En effet, c’est essentiellement dans le traité rédigé à partir de 1793, mais demeuré à l’état inaccompli, Les Progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolff, ainsi que dans les derniers souffles de l’œuvre posthume, que Römer déniche des ressources insoupçonnées pour proposer une interprétation nouvelle de la pensée kantienne sur la métaphysique. De par là, elle prend évidemment de grands risques, car en raison de leur statut précaire les deux écrits n’explicitent de loin pas autant que les publications définitives les idées et l’intention du maître de Königsberg, surtout pas les fragments parfois très parcellaires de l’énigmatique Opus postumum. Cependant, sa connaissance en profondeur, acquise de longue date, de toute l’œuvre de Kant lui permet d’être très à l’aise pour éclairer sous de nouveaux angles les passages les plus décisifs et les plus obscurs, et naviguer à volonté d’un texte kantien à l’autre, d’une discussion sur sa philosophie à une autre.

D’emblée, l’étude pose la question fondamentale de savoir si « la fin de la fin » de la métaphysique peut éviter l’écueil d’un nouveau « despotisme dogmatique » et ouvrir le champ d’une « métaphysique critique ». Inga Römer argumente qu’une telle voie est possible dans le passage de la philosophie morale à une métaphysique spéciale transformée de façon critique dont l’idée maîtresse serait l’idée de Monde, et plus précisément l’idée du souverain Bien dans le monde : « nous-mêmes […] devons établir un lien systématique entre la moralité et le bonheur dans le monde, et nous pouvons le faire par l’instauration d’une république éthique et d’une république juridique (la seconde étant présupposée dans la première). » (p. 26). C’est là que se trouve le dessein à proprement parler politologique du livre, qui se dévoile petit à petit par la patiente élaboration, en fusion avec l’œuvre d’Immanuel Kant, d’une troisième voie entre onto-théologie et pensée de l’au-delà de l’être.

L’autrice procède par étapes : après avoir historiquement situé, dans la longue introduction, les errements du débat d’il y a un siècle environ autour du Kant « métaphysicien », elle démontre dans la première partie que si le résultat de la Critique de la raison pure réside dans l’impossibilité de connaître la chose en soi (das Ding an sich dans la metaphysica generalis), l’âme, le monde et Dieu (dans la metaphysica specialis), il ne s’agirait là que d’un premier pas pour Kant avant d’aller plus loin, dans ses écrits à partir de 1785, vers une métaphysique au sens pratique qui se fonde sur la philosophie morale critique (qui elle-même aurait son commencement dans la « raison humaine commune ») à même de repérer le seul contenu possible de la loi morale et les conditions de son caractère obligatoire. Toutefois, il y aurait un souci : au détour d’une digression inspirée, de façon surprenante, par Francisco Suárez il apparaît que ce caractère obligatoire n’est en réalité pas tout de suite clairement établi chez Kant, et que sa métaphysique critique aurait ensuite en quelque sorte importée cette « précarité », ce qui la rendrait elle-même précaire.

Or – telle est la thèse développée en détail dans la deuxième partie – cette lacune aurait nécessité la reformulation critique de la métaphysique pour devenir une métaphysique spéciale critique par le truchement de la doctrine du souverain Bien. Kant aurait toujours voulu promouvoir le souverain Bien dans le monde, et non pas dans l’individu isolé, ce qui révèle toute la dimension politique en vue de « l’établissement d’une république politique de droit rationnel et d’une république éthique », c’est-à-dire d’ « institutions juridiques justes et d’institutions sociales qui soutiennent la moralité » (p. 126), notamment par le biais de toutes les contributions individuelles. Il s’agit de transformer le monde, à la fois individuellement et collectivement. Inga Römer pense ici à deux types de rassemblement social : d’une part les organisations non-gouvernementales (en adoptant peut-être implicitement le concept habermassien de société civile) et d’autre part (sur un plan nettement plus communautariste inspirée potentiellement par Charles Taylor ou Michael Sandel) des « habitudes partagées » dans le cadre d’une commune, d’un village écologique ou d’une colocation (p. 146). C’est que la métaphysique kantienne n’est nullement affaire de spécialistes mais intrinsèque à tout homme réellement libre : « l’homme peut se faire lui-même ces objets [de monde, d’âme et de Dieu] de manière raisonnable, dans la mesure où il est concerné par la morale et appelé à transformer le monde » (p. 261).

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La dernière partie de l’ouvrage pose ce cadre métaphysique en mobilisant les dernières bribes de l’Opus postumum : la théorie de la transformation politique du monde en vue du souverain Bien y serait malgré tout maintenue, mais quelque peu modifiée par le recours à une certaine idée de Dieu : « il s’agit de repenser et de transformer le monde à partir de la notion morale de Dieu que nous forgeons nous-mêmes à partir de la confrontation de la raison pratique pure en nous avec notre condition empirique » (p. 313, nous soulignons). En d’autres termes, chez Kant « le discours critique sur Dieu concerne, au fond, le monde. Plus précisément, il concerne le cadre métaphysique, puis transcendantal, de la transformation de notre monde terrestre en vue d’un monde meilleur et plus juste » (p. 315). L’homme devient le médiateur entre Dieu et le monde. Il n’en énonce pas simplement le passage, il est lui-même la médiation pour que le monde qui advient soit un prédicat divin. Il s’agit là en fin de compte du plus haut point de la philosophie transcendantale ; il est métaphysique pour l’homme.

La transformation du monde par l’homme à la Kant comme préfiguration de la 11e thèse marxienne sur Feuerbach (p. 361) ? Cela va assurément un peu loin. En revanche, l’ensemble de l’interprétation proposée par Inga Römer fournit sans doute, comme elle le revendique, une réponse possible au reproche formulé par Theodor Adorno à l’égard de la métaphysique, selon lequel celle-ci aurait rendu possible un « monde de torture » inhumain. En cela, le livre ouvre vraiment de nouvelles perspectives, y compris pour les sciences sociales empiriques.

Dans le cadre de ce blog il n’est évidemment guère possible d’entrer dans les détails de la démonstration élégante et magistrale, sauf pour souligner qu’elle demeure à tout moment certes audacieuse vu le matériau parfois fragile sur lequel elle repose, mais néanmoins tout à fait convaincante. L’écriture s’avère être toujours précise et agréable, à l’exception de quelques lourdeurs par-ci et par-là, dont notamment l’utilisation quasi systématique, en allemand, du concept-clé kantien Übergang au lieu de sa traduction française « passage », et l’étrange recours récurrent - à trente-huit reprises - au mot « compas » pour traduire Kompass (probablement repris d’une traduction d’Alain Renault), alors que dans la plupart des cas le mot « boussole » (morale/métaphysique) aurait été préférable.

Terminons par deux remarques destinées à dissiper des possibles malentendus au sujet de Kant et la métaphysique pour l’homme: 1° Contrairement à ce que pourrait éventuellement laisser entendre sa quatrième de couverture, l’ouvrage d’Inga Römer ne se situe pas dans une sorte de prolongement de la pensée heidegérienne, mais conteste celle-ci avec fermeté et sans relâche quasiment du début jusqu’à la fin. Vu le fait qu’après la rédaction de son ouvrage elle a été nommée titulaire d’une chaire de philosophie à l’Université de Fribourg-en-Brisgau cela ne manque pas de sel. 2° Le livre lui-même pose les cadre et fondement d’une métaphysique kantienne de la transformation politique du monde, mais n’esquisse pas les forme et contenu concrets qu’elle pourrait prendre, notamment en approfondissant le dialogue entamé avec Adorno, Ricœur et Lévinas. Dès lors, espérons que l’autrice nous livrera un jour le deuxième tome de son œuvre.


Klaus-Gerd Giesen, 1er juillet 2025